Il y a quelques mois j’ai été mis dans la position délicate de devoir définir l’intérêt de Facebook pour un sceptique. Plutôt que de défendre une multinationale qui n’en a pas vraiment besoin, j’ai donc essayé d’expliquer ce que je faisais sur facebook. Au final, c’était un peu décevant : j’en ai parlé comme d’un énorme café où je connais quasiment tout le monde, et où je pouvais suivre les discussions en passant de table en table sans devoir m’impliquer, mais en pouvant toutefois le faire.
J’ai revu il y a une semaine, par hasard, la scène de la bibliothèque dans Les ailes du désir de Wim Wenders et soudain une jonction mentale s’est faite. Sur facebook nous pouvons nous fantasmer de nous comporter comme les anges de Wenders. Le silence et la solitude de la consultation des pages web contraste avec la scène et son tapis de voix lisant des classiques, mais la sensation de se pencher sur l’épaule de types assis est bien là.
L’ère de la défiance
La défiance est une expérience fondatrice de ma génération. Toute consommation de culture populaire est accompagnée de la prétention de biaiser, d’être à côté de ce qu’attendent de nous les autorités – et le capital – au sens large. Le football est ainsi la plupart du temps considéré comme un sport d’âne mais aimé pour l’ambiance que met le mondial durant quelques semaines dans la rue, du plaisir régressif de hurler en meute une bière à la main. On a ensuite tout loisir de souffler qu’on est content que ce soit fini, ces portugais klaxonnant à des heures indues.
La télé réalité est regardée avec un mépris jouissif : « c’est trop con, j’adore ». On se demande en coupant la télé comment qui que se soit peu regarder ça. De leur côté, les séries télé sont appréciées pour des qualités sous-jacentes qui semblent échapper au commun des spectateurs. On est généralement consterné d’avoir pu regarder toute la saison en 3 jours.
Deux choses à noter à ce propos
– C’est un comportement commun : la défiance étant la règle, et la masse des spectateurs de télé réalité pensent qu’il existe un public « lambda » (la ménagère de plus de 50 ans, certainement), risible, dont ils ne font pas partie. Or la consommation défiante est tout à fait attendue. Il est plus intéressant pour l’annonceur de pub que les spectateurs soient des trentenaires de la middle class plutôt que des ménagères, vous pouvez en être sûr.
– Qu’il en soit ainsi ou non, de toutes façons, le résultat est le même. Le spectateur est devant sa télé grand écran, ou petit écran, en surfant mollement sur son portable en même temps ou pas, peu importe. Ce qui est fait est fait, comme le dit l’adage.
Les zombies dans le supermarché
En définissant mon expérience de facebook, il est probable que je mette des mots sur la réalité de nombre de ses usagers. Quoi de plus confortable que de voir passer ce qui nous semble être les préoccupations des autres et d’y réagir, ou de placer quelques aphorismes et vidéos bien senties sortant à nos yeux du lot ? Le tout avec la possibilité de se lever et partir à tout moment sans rien devoir à personne ?
La métaphore de l’ange de Wenders bute sur deux points cependant :
a) nous n’entendons pas les pensées de nos amis, mais leur parole, et parfois moins encore. L’activité de facebook entretient certes quelque rapport avec la pensée de ses auteurs, mais bien d’autres aspects entrent en jeu : la séduction, le mensonge, la stratégie politique, etc.
b) plutôt que des anges, nous mériterions le qualificatif de zombie. La bienveillance attribuée aux anges, due à une réelle extraction du monde, nous ne l’avons pas. A la place, comme le zombie, nous cherchons la viande humaine, la chair de la vie. Le problème est que nous sommes comme dans le film de Romero, dans un supermarché, mais qu’il n’y a plus guère d’humains, juste d’autres zombies comme nous, bras ballants. La réponse à la question que se pose tout le monde, à savoir « que font les zombies quand il n’y a plus d’humains », nous la connaissons : il font exactement comme nous.
L’objectif de Damiel, le protagoniste de Les ailes du désir, est de devenir un homme, c’est-à-dire de quitter la position de survol et la belle bienveillance pour des sentiments plus forts et plus instables que procurent le corps et l’interaction avec les autres humains qui en possèdent un, eux aussi.
C’est un peu tout l’enjeu.