Mettre de l’ordre dans les bookmarks est comme zapper. Je finis toujours par me laisser prendre par le contenu d’une page et me réveille deux heures plus tard à des centaines de clics de là, dans un état second. Il y a quelques jours, c’était dur et je me sentais visqueux et déprimé. C’est que j’avais suivi des liens de boites de communication et lu les travaux dont ils étaient les plus fiers, les skills qu’ils mettent à portée du bizness en manque de stratégie, les powerpoints de séminaire qu’ils mettent en ligne pour faire preuve de générosité et professionnalisme, les conseils éclairés en 6 points qu’ils donnent pour booster vos taux de pénétration des marchés.
There are big audiences out there, groups forming around software and mutual interest, and there are new opportunities to show our ideas to a big group.
Ça ne prend pas de gants. Ça donne une vision du monde claire, genre : le monde du web bouge vite, et c’est autant d’opportunités de faire des affaires pour vous et nous. La question que vous devez vous poser à chaque apparition de ce que nous appelons un canal est « comment l’utiliser pour vendre quelque chose », votre chose. Nous nous posons cette question avec vous. Et nos petits gars on déjà quelques idées, alors faisons rencontrer nos B.
Autour de ce discours, des moyens techniques : des serveurs qui calculent des stats, des commerciaux qui achètent des espaces et des données, des créatifs qui sniffent les tendances, et des milliers de petits gars, fanas de flash, d’after effects, d’ajax, qui placés dans des agences un peu prestige, un peu paternelles, avec un salaire pas trop pourri vont pondre des visuels et du code d’excellente qualité, des choses où on se dit waaaa, putain comme ça déchire.
Ça me faisait sale sur le corps pour deux raisons au moins. La première est que je me préparais mentalement à donner – peut-être – un cours l’année prochaine en html/css destiné à des graphistes. Quel discours leur tenir sur la finalité de ce cours, sur la finalité de faire du bon code, de veiller aux standards, de réflechir à l’ergonomie de l’information ? Le jargon du business commercial, a froid, plombe quand même l’ambiance: le web est vu comme un champ de bataille, plein de hits, dans lequel on identifie des targets. Rien de bien nouveau, on a déjà beaucoup glosé sur l’idéologie de killer du monde capitaliste, etc. Mais je me targue tout de même de ne pas être blasé par ça. Je trouve toujours ça merdique.
L’autre raison de se sentir sale est que lire cette littérature – largement disponible, à portée de tous, ça c’est nouveau – rappelle que le capital, car c’est bien de lui qu’il s’agit, épie nos gestes les plus banals, avec l’idée d’optimiser à la fois la disponibilité des cerveaux et l’impact de ce qu’il peut mettre dans l’espace vacant. Extrapolons : les petites filles jouent à la marelle, et où placer le message de telle manière à le rendre plus impactant? On peut demander à la star pop du segment 7-11 de chanter une ritournelle sur le sujet dans leurs émissions fétiches, pour qu’elles produisent du marketing viral auprès de leurs copines en le chantant durant le jeu, ou en proposant aux écoles un dessin gratuit sur support solide, avec le visuel du client à l’emplacement du « ciel ». Tout dépendra si le client veut une stratégie plutôt offensive ou à la papy.
Première leçon : il faut analyser les pratiques les plus usuelles, les moins occupées par la concurrence, les renommer « canaux », puis y placer au forcing un message (mot d’ordre) de vente, c’est ce qu’a fait le marchand au porte à porte des années 50′. Les ménagères ont alors peu la télé, leur canal principal est la porte de la maison. Le colporteur l’utilise, et quand la ménagère poliment ou durement ferme le canal, hé bien le responsable marketing met le pied dans le canal pour le garder ouvert.
Deuxième leçon : le spam, tout virtuel ou numérique qu’il soit, est la pure continuité du pied dans la porte. Sauf qu’il peut s’introduire aussi sous la porte, dans la serrure, par le judas, la boite aux lettres, voire le bouton de sonnette.
Troisième leçon et déduction : le spam est le fondement même du marketing. Ce qui se dégage au final de ces discours enthousiastes, argumentés, abstraits, c’est genre : comment faire pour atteindre votre cible par l’endroit d’où elle ne s’y attend pas, faire entrer quelque chose qu’elle ne désire pas par un système de pied dans la porte. Et à cette fin, chaque pore de ma peau, chaque sens, chaque besoin vital, chaque tradition nationale ou familiale, chaque moment de disponibilité, peut devenir un canal. The limit is the sky.
Le spam est à la publicité ce que la mafia est à la multinationale: une version dérégulée, décomplexée et ouvertement hors la loi de la même chose. Dès lors, la notion d’antispam elle-même est inapplicable, puisqu’elle ne sera jamais rendue possible que sur quelques canaux, les gros morceaux, ceux qui ne prennent pas de gants. Mais un panneau de 20 mètres carrés, ou une publicité qui se lance automatiquement à l’insertion du dvd de mes enfants sont des spams tout aussi grossiers et quasiment impossibles à filtrer.
Un des problèmes de la profession de graphiste est que discipline artistique est constituée majoritairement de travailleurs free-lance, qui doivent mettre en avant un contenu mais dans le même temps ont l’obligation de faire leur propre pub à travers chaque boulot, la peur au ventre de n’avoir pas de taf le mois suivant. De ne plus être rappelé parce qu’il n’ont pas créé ou simplement recopié le dernier truc à la mode dans un milieu où l’offre est plus forte que la demande. Ça produit une rivalité débridée, une surenchère de branchitude qui provoque une surproduction de signes visuels, du spam donc. Mais les graphistes de mes amis me diront que c’est la société toute entière qui entretient cet état de chose.
« C’est l’évidence même », me suis-je dit en fermant un à un les onglets de mon navigateur, et j’en aurais pleuré si mes yeux n’avaient pas été aussi secs d’avoir fixé l’écran.
Pourquoi craindre le cours d’html/css à destination des graphistes ? Un beau code peut enchanter l’esprit et la créativité dans le code existe aussi (heureusement). D’autant plus avec les cascades css.
On peut aussi être graphiste et refuser de produire du contenu pourri.
Et qui sait ? Dans quelques années il sera peut-être question d’ouvrir des heures de cours sur le graphisme et l’éthique ?
Philippe