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12/11/08

Jodi à l’erg : contre l’interface

Categorie(s) : Références
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Dirk Paesmans est passé à l’erg sur invitation de Yves Bernard. Il me semble intéressant de revenir sur ce qui relève plus pour moi de la performance que de la présentation.

Présenter son propre travail est une épreuve autant qu’un enjeu pour les artistes. Les risques sont multiples, de l’agiographie au catalogue raisonné, et peu s’en sortent au final. « nul n’est prophète en son pays », dira-t-on pour détourner en intériorité ce vieux dicton.

Esthétique du foirage
Dirk Paesmans s’en sort toujours plutôt mal à priori : Français approximatif (mais de ce côté on ne peut que le remercier de faire l’effort de la langue de son auditoire), absence de préparation tant au niveau des documents montrés (quelques logiciels épars, des pages web perdues) que du discours narratif, anecdotes décousues, listage anachronique, déforcement du travail par un appel constant à des termes pas très crédibilisants comme « rigolo », « chouette », « marrant », etc.

Du coup, on décroche un peu, l’ennui s’installe, la concentration se saccade, et soudain l’évidence s’installe par la dialectique du discours de Paesmans : ce n’est pas une présentation, de la comm d’artiste, un tout préparé destiné à la compréhension par le discours d’une lignée de l’artiste et la logique de son parcours, mais une forme de performance, destinée à produire dans le domaine de la présentation artistique quelque chose de similaire au travail de l’artiste.

L’idée que la pratique artistique doit se déployer dans tous les aspects de la vie est un des aspects de la modernité qui m’intéresse, aussi passé la surprise initiale, j’ai été plutôt séduit par le côté « métonymie » de cette démonstration. Car ce que Paesmans nous a montré ensuite brasse plusieurs questions intéressantes de l’art numérique, et propose des pistes de travail cohérentes et foisonnantes.

Opacifier l’interface
Le centre de la pratique de Jodi, c’est l’opacification de l’interface, une tentative de mise à distance de l’expérience utilisateur, qui s’accompagne parfois d’une expérience émotionnelle forte et spécifiquement informatique, le flip du crash informatique. La relation la plus courante à l’informatique est truffée d’angoisses : si la plupart des propriétaires d’ordinateurs ignorent comment leur ordinateur fonctionne, la vulnérabilité de celui-ci les affecte souvent intimement. Ils s’arrangent au quotidien pour contourner les opérations qu’ils savent par expérience « mal se passer », comme on appuie plus sur le pied gauche quand on a une gène au pied droit. Cette fusion homme-machine, que l’on peut retrouver en général dans l’usage des objets techniques (voiture, machine à laver, gsm) culmine avec l’ordinateur, qui est l’objet le plus complexe avec lequel un grand nombre de personnes non-formées ont à traiter au quotidien.

Si cette expérience est la base de pas mal de travaux en arts numériques, c’est souvent sous un angle positiviste (la techno c’est fun, la techno c’est l’avenir, la techno va résoudre les problèmes posés par notre société en mutation).

Max Payne Cheat Only

Or, une bonne partie des travaux des Jodi, dont l’inaugurale page vert sur noir (1993?), leur site (jodi.org), MaxPayneCheatOnly et d’autres, et leur logiciels de surf, nous mettent en présence d’environnement familier inopérants, voire détruits. Ce ne sont pas les seuls artistes à travailler là-dessus (Napier et son Shredder 1.0 en est très proche, ainsi que la plupart des net artistes de la fin des années 90′ et leurs navigations non-linéaires), mais on retrouve chez eux une stratégie du secret, et de l’absence de médiation qui les rapproche des stratégies de hackers : un de leur logiciel de destruction d’interface utilisateur, par exemple, se charge lors du montage d’un cd, sans la moindre explication, et le moyen pour sortir du logiciel n’est spécifié nulle part, ce qui provoqua panique et colère chez les utilisateurs involontaires de cette pièce de code.

La proximité technologique
Une des forces du travail des Jodi est le fait d’avoir utilisé tout au long de leur parcours de technologies disponibles au commun des bidouilleurs de base. Du html à google map en passant par le jeu vidéo, la matière de base est le lieu commun de la culture numérique. Les techniques qu’ils ont employées pour « hacker » ces technologies sont elles-mêmes à portée du tous, comme les « cheats » du jeu Max Payne, livrés sur le cd du jeu lui-même. L’esthétique obtenue au final est cheap, sale, peu exotique, mais un des messages de Jodi est précisement qu’il faut apprendre à aimer les surfaces sales si on veut se libérer du positivisme technologique.

Le kitsh se définit par « surabondance de moyens par rapport à une fin », et l’ordinateur est l’objet kitsh par excellence : des millions d’instructions par secondes pour s’envoyer des petits mots écorchés dans une fenêtre de chat. Le travail des Jodi accepte pleinement la sous-utilisation comme le fondement de l’utilisation de l’ordinateur (et d’internet), mais déplace le spectre des outils employés.

Derrière chaque logiciel « mainstream », il existe des petits logiciels produit par les programmeurs pour interfacer avec lui. C’est par ce biais souvent que l’on peut deviner les aventures technologiques que représentent la programmation. Ces logiciels sont souvent ajoutés au « package » du logiciel vendu, ou rendus téléchargeables par les équipes qui les ont construits et utilisés. Au final, ils ne seront utilisés que par quelques nerds, alors qu’ils représentent une voie royale vers la compréhension des outils et une ouverture de leur utilisation.

Jodi quake modified

Dans plusieurs de leurs travaux les Jodi utilisent ces logiciels perdus, comme lorsque qu’ils placent des textures blanches ou lignées dans leur version du jeu Quake.

Aujourd’hui tous les services « web 2.0 » nous arrivent avec des API, des moyens d’interagir avec les services proposés via des petites portions de code. La logique est la même et les Jodi l’ont bien saisi : leur dernier travail (http://globalmove.us/) sur les google maps utilise des outils mis à disposition par google lui-même pour produire des dessins géométriques rudimentaires, fait d’icônes absurde, sur des centaines de kilomètres virtuels, un land art de l’ère électronique.

Geogoo

Amor fati
La page sur Jodi dans Wikipedia, qui a servi de base à  Dirk Paesmans lors de sa présentation à l’erg, était « hackée », avec des liens fantaisistes et des informations fausses déposées par des intervenants anonymes. En parfait accord avec leur approche des interfaces, Paesmans, perturbé par ces informations parasites, en a ri, et ne les a pas modifiées.
Se plaignant de l’ennui produit par les interfaces propres et les informations bien rangées du web tel qu’il s’est développé depuis l’ère des startups, Paesmans montrait là qu’il vivait sans angoisse un monde dans lequel l’information est sans cesse abimée par les systèmes d’itération manuels et automatiques en oeuvre dans un monde globalisé.

2 réponses à “Jodi à l’erg : contre l’interface”

  1. raphael dit :

    J’ai parfois tendance à croire que ce le duo est pour une déshumanisation de l’outil informatique : leur hantise de la page web blanche « façon print » le refus des code du web dit 2.0 et le trashage systématique du moindre code populaire ou même porteur de la moindre touche d’ humanité… C’est assez intéressant de voir comme ils servent la machine plus que l’utilisateur, je pense que ce sont en quelque sorte les artistes préférés des interfaces.
    Pour revenir sur sa présenta-formance, j’ai remarqué qu’il nous a prévenir dés le début « Je ne parlerai pas ou très, je vais seulement vous montrer des images ». En vérité, il ne s’est pas arrête une seconde de nous expliquer qu’il n’y a rien à expliquer. Bref j’ai bien aimé.

  2. stephane.noel.stock dit :

    Comme ce ne sont pas des artistes de discours, on est ici devant le famux S barré de Lacan, l’impossibilité de dire le sujet qui les font basculer dans parole. Je préfère ça, je dois dire, à la pose de l’artiste qui la joue « ténébreux ».

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